Mémoires d'un EsclaveJe m’appelle Albikir, je suis esclave dans la Guerre Sanglante depuis… déjà un an. Je crois devoir ma survie à une chance impensable, et à mon bagout peut être. Je suis – j’étais – un simple nomade planaire et, comme beaucoup, j’étais désireux de découvrir les nombreuses facettes du multivers. Mes voyages m’ont fait découvrir des choses fascinantes, d’autres moins, et puis… la routine habituelle pour beaucoup d’entre nous qui s’aventurent un peu trop loin : je me fais prendre en chasse par deux vrocks débarqués d’on ne sait où, ils me capturent en moins de temps qu’il n’en faut pour garrotter un bibard, et m’emmènent faire un petit tour dans la Ville-Portail de Désespérance, non loin de là…
Je pensais finir dévoré par ces deux vautours abyssaux, mais j’appris par la suite que les deux fiélons avaient d’autres projets pour moi, non moins enviables : servir de chair à canon dans les armées tanar’ris. Un emploi non rémunéré, très périlleux, et sans aucune optique de carrière sur le long terme. Notre séjour à Désespérance fut bref, en fait nous ne nous y rendions que pour emprunter le portail qui menait à la Gaste Grise, le Plan adjacent. Une fois franchis le portail – qui ressemble à une sorte de gros bouillon de mélasse spongieuse et froide - nous débarquâmes sur la Gaste Grise, sur la première strate d’Oinos. A mon arrivée, je fus effroyablement surpris par le Chaos qui y régnait. Le camp en question était bourré de fiélons de la pire espèce, et principalement des tanar’ris de toutes sortes, comme je m’en doutais, mais je pu aussi apercevoir quelques yugoloths, une guenaude, des méphits, des genasis de feu, des tieffelins et bien d’autres races au tempérament peu causant qui virevoltaient dans tous les sens. De temps en temps, un tanar’ri ouvrait la cage pour y piocher son plat du jour parmi les prisonniers, bien souvent des "enfants juteux" comme ils aimaient si bien dire. J’ai d’ailleurs pu constater, à ma grande frayeur, la façon dont ils s’y prenaient pour faire régner la terreur parmi leur gibier. Une pauvre femme qui tenait encore son enfant braillard dans les bras se le vit arracher des mains par un infâme tanar’ri, qui le dévora sous ses yeux avec délectation, n’en faisant presque qu’une bouchée. La mère hurla de douleur naturellement, mais ses cris furent très vite estompés par de puissantes griffes qui la transpercèrent de part en part, sous le regard effaré des esclaves. Les arrivages de nouveaux esclaves étaient fréquents, et la cage se remplissait aussi vite qu’elle se vidait… Quant à moi, j’attendais mon tour, comme tout le monde. Les prisonniers qui savaient se battre, ou qui en avaient l’allure, connaissaient un tout autre sort. On les expédiait sur les champs de bataille, se démener comme ils peuvent sous la bannière d’un général tanar’ri qu’ils ne connaissaient pas le moins du monde et qui se souciait fort peu du sort de ses troupes, surtout des esclaves. J’appris plus tard que leurs rivaux, les baatezus, en faisaient tout autant de leur côté, si bien que ces pauvres "guerriers" enrôlés de force étaient parfois contraint d’affronter leurs semblables ! Et quand on sait les remerciements qu’on en récolte... Des armées d’esclaves s’affrontant l’une contre l’autre ! Voilà ce qu’est la Guerre Sanglante ! Ni plus ni moins. Tanar’ris et baatezus sont eux-mêmes esclaves de leur propre guerre qu’ils ont fomenté, même si beaucoup prétendent que les véritables instigateurs seraient les yugoloths, qui les auraient dressé les uns contre les autres. Parmi les autres esclaves, je ne me démarquais pas plus que les autres de "basse gamme" (un terme de fiélon là aussi). Je n’avais ni l’allure ni l’étoffe d’un combattant, aussi ne m’appela-t-on pas pour grossir les rangs de leurs armées, comme les deux vrocks me l’avait laissé supposé préalablement… Je pensais donc très certainement finir dans l’estomac d’un tanar’ri, me demandant quel espèce d’entre eux serait le plus supportable pour me faire déchiqueter, quant aux coups de bec des rapaces ou aux crocs acérés d’un nalfeshnie. D’ailleurs, ce fut très vite mon tour. L’un des deux vrocks, qui m’avaient convié à cette petite sauterie planaire, vint me chercher, m’extirpa de la cage, me broya quelques os pour que je ferme mon clapet et me conduisit dans une vaste tente en peau de bête dont je préfère ignorer la provenance, mais dont l’odeur insoutenable restera incrustée dans mes narines jusqu’à mon dernier souffle.
Assise sur un trône de pierre calcinée, une marilith me reluquait avidement, ses six bras s’agitant tour à tour pour cueillir quelques mets douteux dans des récipients à portée de mains. Je ne saurai dire pourquoi son dévolu se jeta sur moi plutôt qu’un autre esclave. Toujours est-il que ce nouvel emploi m’épargna maintes souffrances, même si je n’en fus pas exempt pour autant. Ainsi donc elle me refila de quoi écrire, et m’ordonna de commencer à détailler les effectifs de la garnison. Ainsi, au fil des semaines, je pu me rendre compte combien ces fiélons étaient bordéliques, mal organisés, belliqueux (même entre eux) et cruellement stupides. La loi du plus fort semblait prévaloir sur le camp. Il n’était pas rare qu’une bagarre éclate pour trois fois rien. Mes repas étaient uniquement constitués de viande crue au goût insipide. Un tanar’ri se moqua même de moi en m’informant de la provenance de ma gamelle… ce à quoi j’aurai du me douter. Mais quand la faim vous prend vous savez… Les mois qui suivirent furent sanglants… Cette guerre porte en effet bien son nom. Je pu voir combien mes semblables se faisaient occire sur le terrain, tandis que les effectifs de "seconde classe" (dretchs, chasmes, bar-lgura, cambions…) se livraient à de cruelles exactions avec les barbazus, spinagons, nupperibos et autres baatezus aussi détestables des armées d'en face. Les batailles se déroulaient sur terre comme dans le ciel grisâtre d’Oinos, parfois pendant des semaines d’affilée sans que nul ne se repose. Des dingues je vous dis ! Et lorsqu’un camp semblait prendre le dessus, les perdants désertaient sans tarder pour sauver ce qui restait de leurs effectifs. Mais ce n’était que pour mieux reporter la bataille. La Guerre Sanglante ?
Ouais, à voir de loin c'est assez divertissant... Mais on n'est jamais assez loin... c'est ça le problème bige ! - Albikir, un survivant de la Guerre Sanglante (pour le moment) Nous dûmes ainsi migrer à plusieurs reprises, les baatezus nous ayant massacré de nombreuses fois, mais jamais les tanar’ris n’abandonnèrent le conflit. Ils se retranchaient certes, mais uniquement pour ressurgir quelques jours après, fort de leurs nouveaux effectifs. Et moi je contemplais la scène de loin, à côté de la marilith qui, sans doute à cause de l’influence néfaste de la Gaste, préférait se goinfrer de larves plutôt que de diriger ses troupes. Privés de cette manne indispensable, les tanar’ris avaient du quitter leur forteresse et la situation confortable qu’ils s’étaient dégoté, pour migrer à des centaines de lieues, là où nous nous trouvions lorsque je suis arrivé ici la première fois. Là bas, ils avaient pu se réapprovisionner en larves après avoir conclu un accord avec les fermes locales et constituer un camp de fortune. Comme j’étais, le plus souvent, en compagnie de la marilith, je pus apprendre d’incroyables soltifs qui se seraient revendus une fortune au camp d’en face si j’en avais eu l’occasion. Je revis la guenaude, quelques semaines plus tard. Elle désirait un entretien avec la marilith dans sa tente. Je ne pu malheureusement rien comprendre à ce qu’elles se racontèrent, leur langage abyssal m’était encore inconnu, mais d’après le ton et les gestes employés lors de la conversation, je devinais comme un quiproquo entre elles, chose qui se confirma par la sortie précipitée de la sorcière, qui proféra je ne sais quelle malédiction avant de s’en aller définitivement du camp. Il y avait là un soltif de tous les diables qui se tramait, et la marilith semblait en prendre ombrage. Les semaines suivantes furent plus calmes, si tant est qu’on puisse qualifier le camp de calme. Pendant un mois donc, je continuais mon boulot d’archiviste, errant ça et là dans le camp, toujours sous bonne garde. Les autres captifs me dédaignaient pour la plupart, pensant certainement que ça m’enchantait d’écrire les mémoires d’une fiélonne ! Comme leur approvisionnement en larves était restreint, le peu qu’il leur restait n’était plus gaspillée en nourriture, mais pour en faire des suppôts de basse gamme, des quasits, qu’ils dépêchèrent pour aller quérir des renforts. En effet, leurs effectifs avaient considérablement diminué depuis mon arrivée au camp et il leur fallait très vite renflouer leurs garnisons s’ils voulaient continuer à tenir leur position face aux baatezus. Et les conflits reprirent… comme si s’en passer était impensable pour ces fiélons, comme si tout cela avait un sens en fin de compte… En fait, la Bataille d’Oinos est l’une des plus vitales de la Guerre Sanglante. C’est certainement ici plus qu’ailleurs qu’ont lieu les pires massacres interplanaires ! Mais n’allez pas croire que la Guerre Sanglante ne soit faite que de champs de bataille et de massacres. Elle s’immisce en toute chose, en chaque parcelle du multivers, en chaque péquin. La Guerre Sanglante ce sont les juges corrompus de Sigil, les affiches de propagandes collées aux murs, les boutiques des célestes qui trafiquent des armes pour les fiélons, les détournements de routes planaires ou du Styx, les percées dans les défenses de la Dame et j’en passe. En attendant, sur la Gaste Grise, la Guerre Sanglante prenait la forme d’un gigantesque génocide, et la balance penchait toujours en faveur des diables. L’humeur au camp tanar’ri n’était pas des plus joviales et les esclaves auraient d’ailleurs pu en témoigner si seulement ils étaient encore là aujourd’hui. Pour ma part, ça n’allait pas trop mal, la marilith semblait m’apprécier de plus en plus, voyant que je prenais à cœur mon travail. Oh, là aussi, n’allez pas croire qu’elle me prenait sur ses genoux (qu’elle n’avait pas d’ailleurs) pour me conter fleurette ! Mais elle était cependant devenue moins brutale, moins autoritaire. Parfois même elle riait en me racontant ses blagues morbides, et les dieux savent que l’humour tanar’ri n’est pas le plus fin qui soit. A plusieurs reprises je pu voir des espions yugoloths pénétrer dans sa tente afin de faire leur rapport. La situation était catastrophique de notre côté, tout le monde le savait, mais ces bougres d’enfumés de ‘loths venaient perturber d’autant plus l’ambiance avec leurs mauvais présages. Ils savaient bien que la situation ne pouvait plus durer. Et que tôt ou tard il leur faudrait changer de camp, sous peine de se faire décimer. Le pire dans tout ça, c’est que l’un d’entre eux réussit à subtiliser le journal que je tenais jour après jour. Bref, je suis dans la merde… Demain, mon nom figurera dans le Livre des Morts, et désormais ce sont mes mémoires que j’écris… Vous qui me lisez, si j’ai un dernier conseil à donner, le jour où vous vous faites capturer pour la Guerre Sanglante, essayez au moins d’atterrir dans le bon camp.
Pendant ce temps, chez les baatezus… "Mmmmm, ouiiiiii, très intéressant ce rapport. Tu as bien fait, yugoloth, de travailler pour nous ! J’espère pour toi que tu ne mijotes pas un sale coup, sinon tu entendras hurler les enclumes de Dis dans ton crâne durant des millénaires entiers. Tiens, voici ta clé de portail comme convenu. Fais en bon usage et déguerpis à présent !" Le diantrefosse sortit de son bain de flammes, songea à tout ce qu’il venait de lire et appela sans tarder son subalterne :
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